Le mouvement ouvrier moderne, dont les débuts se situent dans la première moitié du siècle passé, a connu au cours de plus de cent cinquante années des fortunes diverses, sans aboutir au résultat entrevu ou rêvé par d’illustres penseurs, doctrinaires et théoriciens, utopistes et scientifiques, idéologues et politiques. Devant la perspective, froidement ou désespérément tracée par les nouveaux voyants appelés futurologues, d’une catastrophe universelle qui pourrait entraîner la fin des sociétés dites civilisées - sinon de la civilisation tout court - ni l’intelligence et le comportement des classes dominantes ni la conscience et l’action des masses exploitées ne permettent d’entrevoir et de prédire un sursaut des volontés révolutionnaires ou réformatrices capable d’arrêter cette marche de l’humanité qui semble avoir perdu le sens de sa propre conservation. Ce n’est pas que les exceptions fassent défaut : dans toutes les classes sociales des voix s’élèvent pour sonner l’alarme et apporter la démonstration quasi mathématique du cours fatal des événements qui échappent au contrôle rationnel de ceux mêmes qui les dirigent tout comme, et a fortiori, de ceux qui les subissent. Mais ces annonciateurs de la crise vivent et agissent dans l’isolement, pensent et prêchent dans le désert, désarmés devant la volonté de puissance de minorités dont le discours révolutionnaire ne sert qu’à masquer la résignation des masses incapables de décider de leur propre sort.
Les néologismes « marxiste » et « marxisme » furent créés par des adversaires de Marx non pour désigner les adeptes d’une théorie mais pour clouer au pilori les partisans d’un homme dont ils interprétaient l’enseignement sans le connaître vraiment (voir infra, « La constitution du “marxisme” ») ; en revanche, les termes de « socialisme », de « communisme » et d’« anarchisme » furent inventés au moment même où se développaient les premières luttes ouvrières pour désigner à la fois la critique la plus radicale des institutions sociales et l’anticipation d’un nouvel état social. Du conflit entre la machine et l’homme, entre l’économie de profit et l’intérêt général, entre l’État et la société, sont nés progressivement un enseignement révolutionnaire et une théorie sociale qui ont trouvé dans Marx un des porte-parole les plus convaincants. Son enseignement constitue, en effet, la théorie critique la plus cohérente de la crise moderne et, en tant que telle, la négation des idéologies politiques quelles qu’elles soient, donc du marxisme dans toutes ses variantes, révolutionnaire et réformiste. Selon cette théorie, la crise contemporaine représente une étape nécessaire de la transition du mode de production capitaliste vers la communauté humaine libérée de la marchandise, de la monnaie et de l’État, vers une société qui ignorerait les modes économiques et politiques de l’aliénation de l’homme. Cette ère de la transition, c’est l’ère de la bourgeoisie créant l’homme à l’image du bourgeois, être mutilé qui sert le capital et son État dont il aspire à maintenir le règne universel. La mission historique de la bourgeoisie étant le développement des forces productrices, matérielles et intellectuelles, par la science et la technologie, les régimes contemporains se disant socialistes ou communistes et tard venus à la civilisation moderne remplissent en fait la fonction historique des bourgeoisies occidentales : ils développent un système de capitalisme d’État qui combine les traits de l’industrialisme le plus avancé avec les caractéristiques de l’absolutisme politique le plus inhumain. L’essence bourgeoise de ces empires « marxistes » se révèle pleinement dans la priorité qu’ils accordent au développement de leurs industries de la mort, armature matérielle du totalitarisme militaire pratiqué et cultivé en vue de maintenir entre eux et les puissances du monde dit libre l’équilibre de la terreur, condition sine qua non pour imposer par la terreur le statu quo économique et social qui assure leurs privilèges de minorités dominantes.
En tant qu’idéologie dominatrice, le marxisme, particulièrement dans ses variantes social-démocrate, léniniste et maoïste, est complice du système de domination, politique et économique, qui menace de précipiter les sociétés humaines dans un nouveau cataclysme mondial. En d’autres termes, ce marxisme constitue un des facteurs - et non le moins dangereux - qui contribuent à maintenir les masses exploitées et dominées dans un état permanent de démission intellectuelle et morale, dans cette situation de « servitude volontaire » qui a pu faire dire à Fourier que « l’esclavage n’est jamais plus méprisable que par une aveugle soumission qui persuade à l’oppresseur que sa victime est née pour l’esclavage ».
Ainsi, une importante fraction de l’intelligentsia de gauche parle le langage de Marx tout en pensant les concepts de Hegel, les concepts de la négativité et de la mort, de la vie pour la mort ; elle parle socialisme et liberté, mais pense étatisme et autorité - sinon oligarchie et exploitation. En s’efforçant d’offrir aux travailleurs des raisons matérielles ou morales de préférer le capitalisme monopoliste d’État au capitalisme des monopoles privés ces pseudo-socialistes concourent à assurer la permanence des deux systèmes d’exploitation qui se partagent le monde. Quant au marxisme critique qui rejette le léninisme et le maoïsme en tant qu’armes idéologiques des oligarchies installées au pouvoir dans les empires et les pays se proclamant « socialistes », bien qu’il ne s’élève pas, selon nous, au-dessus du niveau idéologique dans la mesure où il renie l’héritage utopique et éthique que Marx a su incorporer dans son propre enseignement, il ne convient cependant pas de négliger l’élément d’opposition et de rejet des pouvoirs établis qu’il contient ; et encore moins d’opérer un amalgame hâtif à la manière de certains idéologues professionnels assez ignorants de l’histoire du mouvement ouvrier pour condamner globalement « le marxisme » et se réclamer du maoïsme (voir « Ombres marxistes » et, plus particulièrement, « À propos d’un avatar du marxisme »). Ce sont ces problèmes, parmi d’autres, et en particulier celui du rapport de l’éthique à la science qui sont au centre de notre correspondance avec Anton Pannekoek, que nous publions dans ce numéro.
Marx a cru que l’excès même de la misère matérielle et morale placerait les victimes devant une alternative ultime décisive, les forçant à prendre des décisions qui impliqueraient le choix d’un destin nouveau. Cette « négation de la négation », formule hégélienne employée pour signifier une dialectique d’essence révolutionnaire, devait marquer en fait le moment décisif de la « crise » et annoncer le début d’une subversion radicale et définitive, premier pas vers la fin de la préhistoire humaine et la naissance de la société humaine et de l’humanité sociale.
Telle était l’idée que Marx a prétendu dégager du mouvement d’émancipation des nouvelles classes exploitées, autrement dit de cette « autopraxis historique » du prolétariat moderne qu’il reprochait aux rêveurs d’utopie d’avoir méconnue (voir « L’autopraxis historique du prolétariat »). C’est dans cette aspiration à l’émancipation intégrale que Marx mettait tous ses espoirs ; nous la trouvons à l’œuvre tant dans le mouvement chartiste que dans le syndicalisme révolutionnaire et le mouvement des soviets ouvriers et paysans en Russie (voir l’article de Buick, « The Role of the Soviets » et, dans les Documents, « La lutte pour les soviets libres en Ukraine »). Ces mouvements de masses s’inscrivent dans une tradition révolutionnaire qui, pour avoir eu longtemps un caractère quasi ésotérique, n’en offre pas moins une grande richesse d’éléments constitutifs pour imaginer et bâtir la Nouvelle Utopie, seule issue rationnelle s’offrant à une humanité qui semble courir au suicide.
M.R.