Il y aura bientôt cent ans que Marx est mort et que l’idéologie qui usurpe son nom et son héritage intellectuel a été mise au service d’entreprises de domination et d’exploitation dont les maux et les méfaits amplifient ceux du système économique analysé et dénoncé par l’auteur du Capital.
Cette constatation peut paraître déplacée dans le contexte « scientifique » défini voilà plus de vingt ans, quand nous inaugurâmes la série spéciale des Cahiers de l’I.S.M.E.A., en vue de promouvoir la « marxologie » ; ce terme devait désigner une recherche portant précisément sur la genèse et la constitution d’une théorie sociale d’une part, et sur le destin posthume de cet enseignement, d’autre part. S’agissant de la théorie ou de l’enseignement de Marx, la protestation et la dénonciation s’imposent avec d’autant plus d’urgence que l’adultération « marxiste » a fini par s’imposer universellement comme continuation et approfondissement de l’œuvre du prétendu fondateur et que les réalités sociales nées d’une pratique d’asservissement permanent sont perçues comme des illustrations vivantes de la vérité du « socialisme scientifique ». Bref, le « socialisme réellement existant » passe pour être le résultat pratique d’expériences politiques inspirées par les « découvertes scientifiques » de Marx (voir « Le socialisme réellement inexistant » de J.-P. Garnier et « Voix critiques de la R.D.A. » de F. Lohenbill).
Encore adolescent, Marx a tenté désespérément de ne pas succomber aux accents séducteurs de la « mélodie rocailleuse » de la théodicée hégélienne, et il le fit alors en poète moqueur, dans une série d’épigrammes où il cède la parole au maître pour lui faire dire le secret intime de sa pensée. Une de ces strophes est particulièrement révélatrice de l’état d’esprit que le disciple saura conserver comme un moyen de défense contre la fascination permanente du dialecticien obscur :
« J’enseigne des mots mélangés dans un chaos démoniaque. / Ainsi, aucune entrave ne lui est imposée, / Certes, le poète face au torrent mugissant qui se jette du rocher escarpé, / Imagine les paroles et les pensées de sa bien-aimée, / Et ce qu’il imagine il le connaît, et ce qu’il ressent il l’imagine, / Chacun peut boire le nectar suave de la sagesse, / En vérité, je vous ai dit Tout, puisque je vous ai dit un Rien ! »
Marx a usé de la parodie, à la fois comme d’un miroir de l’absurdité des conditions contraignantes imposées à la création littéraire par une censure étouffante et comme d’un exutoire à sa passion d’amoureux romantique.
Les récentes aventures de la science économique « radicale » et du marxisme académique confirment le jugement formulé par Marx à propos de la théorie classique (ricardienne) : la science économique bourgeoise a atteint les limites au-delà desquelles elle est incapable d’évoluer (voir l’étude de P. Mattick jr.).
La carrière posthume de Marx vient de s’enrichir d’un nouvel épisode peu ordinaire dont la portée est à la mesure des entreprises abusives que nous venons d’évoquer : la publication d’une douzaine de volumes de l’édition des œuvres complètes de Marx et Engels (M.E.G.A.) réalisée sous les auspices des Instituts du marxisme-léninisme de Moscou et de Berlin-Est. Pouvait-on imaginer un mode de célébration plus digne que celui-ci, à l’occasion de la date jubilaire tout proche ? Et pourtant... En lançant le projet d’une Édition du jubilé de Marx « non marxiste », nous avons la conviction d’œuvrer dans l’esprit de l’enseignement émancipateur du penseur qui a su élever la triple critique de l’idéologie, de la politique et de l’économie politique à la hauteur d’une éthique révolutionnaire dont il n’a pas hésité à énoncer le principe sous la forme d’un « impératif catégorique ». Celui-ci implique en même temps que la négation de la morale politique du maître en dialectique, la condamnation absolue de l’idéologie morale et mystificatrice du « marxisme réellement existant » (voir R. Lew, « Résistance et altérité prolétarienne »).
Si Marx a appris et accepté en la « culbutant » la méthode dialectique de Hegel, il n’en a pas moins su éviter le piège de la négativité providentielle où le maître s’était fourvoyé en donnant au fléau immonde de la guerre le statut d’une force salvatrice et régénératrice indispensable au progrès de l’espèce. Dans l’ère des guerres en chaîne, les « petites vérités » d’un Marx et d’un Kierkegaard, critiques de Hegel, nous semblent plus révélatrices et donc plus nécessaires que les « conciliations avortées » (H. Ottmann) du philosophe d’Etat (voir M. Rubel, « Hegel actuel ? »).
Non pas que Marx ait opposé à sa métaphysique de la guerre une philosophie « matérialiste » de la violence ; il voyait dans la révolution sociale, le chemin d’une libération totale par la subversion de la presque totalité de l’espèce acculée à une situation historique où le refus de la complicité à la barbarie institutionnelle (voir « Matériaux pour un lexique de Marx ») commandait le choix de tels moyens de lutte, inspiré alors par une certaine forme de jacobinisme. Ces moyens ne peuvent plus aujourd’hui trouver leur source d’inspiration dans les idéologies de la terreur équilibrée, qu’elles se réclament du marxisme ou de l’antimarxisme.
M.R.
P.S. - Alors que nous mettions la dernière main à la composition de ce Cahier, nous apprîmes la mort de notre ami et collaborateur Paul Mattick (Cambridge, U.S.A.), le 7 février 1980. Nous publierons un choix de ses inédits dans le prochain Cahier.