Certains aspects farouchement radicaux du mouvement féministe contemporain donnent à penser qu’une nouvelle conscience des destinées humaines est en train de naître dans les sociétés de civilisation occidentale dont la nature patriarcale et androcentrique n’est sans doute pas étrangère à la situation catastrophique du monde où nous vivons aujourd’hui. Guéri de la foi dans le mouvement ouvrier d’obédience marxiste, le militant socialiste est enclin à croire et à espérer qu’une nouvelle ère s’annonce pour des actions de masse susceptibles d’aboutir à l’accomplissement du rêve nourri par Marx et les utopistes dont il a vénéré le savoir visionnaire. S’il est permis de voir dans l’éveil du féminisme plus que ne semblent admettre ses protagonistes, on peut, en revanche, s’étonner des limites que les militantes - la plupart d’entre elles - imposent à l’enjeu de leur combat : elles revendiquent l’égalité des sexes dans presque tous les domaines de l’existence où jusqu’à ce jour l’être masculin a affirmé sa suprématie, sans s’apercevoir que la conquête de cette égalité serait synonyme de reconnaissance et de consécration de la pérennité de l’esprit masculin dont le règne constitue la substance de l’histoire de notre espèce.
Vouloir être l’égal de l’homme, c’est vouloir la permanence de la domination masculine, l’instauration définitive et irréversible de l’androcratie dont les valeurs et les fins se sont imposées à l’ensemble des sociétés historiques ; sans accorder à la féminité une autre issue existentielle que le rôle de mécanique érotique et de fonction d’accouchement.
L’égalité des sexes n’aura de sens que le jour où le sexe masculin aura abandonné l’exercice inhumain de sà morale de domination, morale qui fait du prolétaire le complice du bourgeois et de la femme-esclave la complice de l’homme-maître. Car c’est, en vérité, cette connivence universelle qui a fait avorter dans le passé et continue à faire échouer les luttes de classes dont Marx attendait le miracle de l’émancipation intégrale, la fin de la préhistoire humaine.
La leçon féministe de Marx n’est qu’une paraphrase de l’avertissement lancé par Fourier qui, cependant, a su mieux que son disciple moins imaginatif entrevoir la nécessité et la chance d’un féminisme intégral.
« Dans le comportement à l’égard de la femme, proie et servante de la volupté commune, s’exprime l’infinie dégradation de l’homme vis-à-vis de lui-même, car le secret de ce comportement trouve son expression non équivoque, décisive, évidente, nue, dans le rapport de l’homme à la femme... Le rapport naturel des sexes est la manifestation sensible, la démonstration concrète du degré jusqu’où l’essence humaine est devenue la nature, ou celle-ci l’essence de celle-là. Il permet de juger de tout le degré du développement humain... Ce rapport révèle aussi dans quelle mesure le besoin de l’homme est devenu un besoin humain, donc dans quelle mesure son existence la plus individuelle est en même temps celle d’un être social » (MARX, « Économie et philosophie », éd. Pléiade, Économie, t. II, 1972, p. 78).
Ainsi, disciple de Fourier, Marx a fait sienne l’intuition géniale de ce pionnier de l’associationnisme, sans toutefois se montrer prêt à le suivre jusque dans son ultime démarche visionnaire qui n’est nullement l’égarement d’une imagination débordante mais le résultat d’une intuition prémonitoire quant à l’évolution fatale des sociétés livrées au capital et à l’État. Confiant dans la vocation du prolétaire, il n’a pu envisager l’éventualité d’une révolution dans laquelle la féminité, telle qu’il la concevait - sans doute sous l’inspiration du romantisme allemand et du saint-simonisme français - pourrait donner toute sa mesure en faisant preuve d’un radicalisme moins violent et pourtant plus efficace.
De la constatation d’une évidence historique, Fourier a su tirer une conclusion qui pourrait se formuler comme suit : puisque l’histoire de l’espèce humaine a été jusqu’ici l’histoire de l’asservissement de la race féminine par la race masculine, il conviendrait maintenant, vu la situation de crise annonçant la fin de la civilisation, que l’ère harmonienne devienne l’ère de la féminité. Des millénaires d’androcratie seraient suivis par une période de gynécocratie expérimentale qui serait le prodrome de la réconciliation de l’homme avec l’homme, le commencement de l’histoire humaine. En se faisant l’annonciateur de l’humanité enfin sociale, Marx ne se doutait pas que le culte de l’autorité masculine enraciné dans les sociétés de classes rendait vains les efforts d’émancipation d’un prolétariat incapable de se libérer intérieurement des contraintes et servitudes d’une morale garantissant la continuité des institutions androcratiques même après la fin de l’ère capitaliste qui a vu le règne de l’Argent, de l’État et de l’Homme (masculin).
Les réflexions ci-dessus ne sont pas étrangères, malgré leur prétention apparemment excessive, à la substance des deux écrits de Claire Démar sur l’affranchissement des femmes, que Valentin Pelosse a eu l’heureuse idée de réunir et de commenter, en les enrichissant d’une série de documents· saint-simoniens et d’une postface où, à propos du fantasme de la « Femme-Messie » nourri par les apôtres de Ménilmontant, il rappelle opportunément l’admirable anticipation que Fourier a su exprimer en parlant de la vocation des femmes :
« En résumé, écrit-il, l’extension des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux. (...) Je suis fondé à dire que la femme, en état de liberté, surpassera l’homme dans toutes fonctions d’esprit ou de corps qui ne sont pas l’attribut de la force physique. (...) Les femmes avaient à produire, non pas des écrivains mais des libérateurs, des Spartacus politiques, des génies qui concertassent les moyens de tirer leur sexe d’avilissement. C’est sur les femmes que pèse la Civilisation ; c’était aux femmes à l’attaquer [1]. »
Manquant du talent d’écrivain et d’orateur qu’une Flora Tristan a manifesté durant sa brève carrière (1803-1844), Claire Démar a souhaité mourir avant de tenter de vivre une vie de lutte au service de son idéal. Quant à la Paria, loin d’appeler de ses vœux la mort, elle s’est tuée à la tâche en se donnant corps et âme à sa vocation d’apôtre de l’union universelle des ouvriers et des ouvrières. Le mysticisme féministe des saint-simoniens n’était pas de nature à étancher la soif de plénitude de Claire Démar et à la maintenir dans une existence vouée à une lutte non livresque pour l’émancipation de son sexe. En refusant de vivre, elle a rejeté la société androcratique qui a perdu le sens de la féminité créatrice : sa mort symbolise le déclin d’une civilisation meurtrière et la naissance d’un rêve de métamorphose annonciateur de l’androgynat dont les origines mythiques préfigurent l’aboutissement d’un combat qui a pour enjeu l’alternative aujourd’hui fatale : suicide ou régénération.
Claire Démar et Perret des Issarts se sont donné la mort à un âge où ce geste implique une signification que seule l’issue du mouvement d’émancipation féministe pourra révéler. Pour ne pas avoir réussi à devenir l’« individu social » qu’est, selon la définition saint-simonienne, l’homme libre et la femme libre associés, ces deux êtres jeunes qui ne pensaient pas vivre pour former un couple, ont voulu par leur suicide concerté signifier à la postérité que l’association volontaire dans et pour la mort n’est que la conséquence fatale de l’absence de la libre association des êtres dans la vie. L’abdication, consentie ou forcée, des androcraties qui gouvernent le monde est sans doute la condition de l’avènement de la Femme, la gynécocratie originellement présente dans un matriarcat légendaire pouvant être conçue comme cette ère de transition qui marquera, à en croire Marx, le commencement de l’histoire enfin sociale et de la société enfin humaine.
M.R.
[1] Cl. DÉMAR, « Textes sur l’affranchissement des femmes (1832-1833) » suivi de « Symbolique groupale et idéologie féministe saintsimoniennes », par V. PELOSSE, Paris, Payot, 1976, 233 pages. Le passage de Fourier (que nous avons complété dans la citation ci-dessus) est tiré des Quatre Mouvements (1808). Rappelons que V. PELOSSE a publié dans ces Cahiers (S. 15, décembre 1972) le texte du libertaire féministe Joseph Déjacque : De l’être-humain mâle et femelle. Lettre à P.-J. Proudhon (1857).