Avant donc que d’écrire, apprenez à penser (BOILEAU).
Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen (WITTGENSTEIN).
Marx, marxiste, marxisme : peu de termes en usage permanent dans le langage de tous les médias ont donné lieu et invitent à autant de contresens que cette triade de vocables qui hantent tous les professionnels de la pensée, toutes les branches de l’intelligentsia occidentale, alors que dans les pays proclamés socialistes ou communistes la codification sémantique officielle dispense leurs usagers de toute réflexion laborieuse : « marxistes » par force, ils ignorent les querelles sectaires en vogue chez nous. Ce n’est pas le non-intellectuel - c’est-à-dire l’immense majorité de l’humanité - qui est pour quelque chose dans l’existence de cette tour de Babel où s’interpellent et s’affrontent adeptes et adversaires possédés du furor marxensis ; tout au plus pourrait-on lui reprocher de rester indifférent aux ébats tapageurs d’une « élite » dont les agissements alimentent le spectacle destiné à distraire les tenants du pouvoir politique bénéficiaires de tels discours idéologiques.
Peut-on éviter de se laisser prendre à ces jeux stériles en parlant de Marx et de ses enseignements ? Autrement dit, peut-on en parler raisonnablement, en respectant les règles élémentaires de la logique et la vérité palpable des faits ? Bref, une marxologie scientifique est-elle encore possible quand on se trouve en face des exhibitions fantaisistes de toute une corporation - universitaires y compris - d’intellectuels ?
La publication de ces Cahiers devrait fournir la preuve de cette possibilité et démontrer ainsi l’utilité d’une vaste spécialité de recherche dont la raison d’être réside dans le principe de la légitime défense : jamais les masses de non-spécialistes n’ont été livrées à une telle frénésie de polémiques qui n’ont qu’un seul objectif : scandaliser pour se faire reconnaître, pour apparaître sous les projecteurs de la publicité mercantile. Le scandale ainsi provoqué augmente en raison de l’ignorance de ceux qui l’entretiennent.
Le présent Cahier embrasse une diversité de sujets dont il peut sembler difficile de dégager une idée directrice, mais qui ont en commun une caractéristique principale : ils sont traités avec compétence et sérieux, mais aussi avec l’ironie que commande le spectacle, leur substance didactique fournissant au lecteur désireux d’apprendre le moyen d’exercer son esprit critique en jugeant les manifestations littéraires et politiques dont Marx est autant l’objet que la victime.
La recherche des « origines » nous a révélé la totale « innocence » de Marx dans la naissance de la mythologie marxiste. Non seulement l’idée de fonder une école de pensée lui était étrangère, mais il n’aurait vu que moquerie dans toute tentative de coller à son enseignement une dénomination onomastique telle que « marxiste », ou de pousser l’incompréhension de son œuvre jusqu’à lui infliger le stigmate du sectarisme sous le nom glorificateur de « marxisme ». Tolérer de semblables abus de termes devait lui apparaître pure trahison de l’esprit scientifique avec lequel il entendait mener l’entreprise critique qui était sa tâche. Voilà ce que démontre l’étude dont on trouvera ici la partie finale, faisant suite aux chapitres publiés dans les Cahiers 17 et 18 (1974 et 1976), par Margaret Manale.
Vu ce contraste entre une glorification tapageuse sans cesse renouvelée et une occultation non moins obstinée, on ne peut que s’étonner que la nécessité d’une reconstitution conceptuelle des grands thèmes de la théorie marxienne ne se soit imposée que depuis relativement peu de temps. Les tentatives faites sont à tous égards insatisfaisantes, soit parce qu’elles souffrent d’un vice de méthode ou qu’elles ne proposent qu’un choix limité de notions fragmentaires. Nous présentons ici un essai (par L. Janover et M. Rubel) qui nous paraît répondre à la nécessité signalée, tant sur le plan de la méthode que du point de vue de la structure conceptuelle. On notera que les deux notions choisies sont étroitement liées par leur contenu sémantique, l’une désignant un phénomène institutionnel définissable dans ses aspects empiriques, l’autre n’« existant » qu’en tant que complexe de représentations empreintes d’affectivité prémonitoire plutôt que d’idées bien définies. Marx n’a pas procédé systématiquement par définitions, bien que l’on puisse glaner dans ses écrits des formules ayant l’allure d’aphorismes et se prêtant parfaitement à une utilisation lexicographique raisonnée. Les deux notions retenues, « État » et « Anarchisme », figurent ici non pas dans leur rédaction définitive, mais en tant que matière brute prête à être façonnée en vue de prendre figure dans le Lexique de Marx. Nous révélons en quelque sorte un procédé de fabrication en montrant la première étape de la construction conceptuelle à partir d’éléments de base aussi complets que possible. Le second pas sera de faire subir à cette matière multiple une opération de condensation de façon à la réduire à l’état le plus proche du concept délimitant au maximum son champ herméneutique, sans prétendre à une forme de définition univoque habituellement proposée par les dictionnaires.
Plusieurs contributions (Par Louis Janover) cherchent à « actualiser » un problème essentiel s’inscrivant dans le cadre d’une réflexion critique sur l’éthique du comportement révolutionnaire dans le domaine de la production intellectuelle en général et de l’expérience « surréaliste » en particulier. La relation avec l’humanisme socialiste - dont Marx avait épousé les postulats en adhérant à la cause du mouvement ouvrier - paraît d’autant moins douteuse qu’elle implique l’adhésion à l’exigence, inconditionnellement posée en raison et en utopie, de la disparition de l’antagonisme barbare entre le travail intellectuel et le travail physique : l’être humain étant créateur, donc artiste par essence, l’existence et la pratique de l’art comme spécialité et marchandise ne font que révéler le gouffre qui sépare la masse des non-artistes forcés d’une élite de créateurs au service des possédants, ainsi que les non-intellectuels des professionnels de la plume prompts à servir les puissants. Le mouvement surréaliste était virtuellement la sublimation de ce divorce barbare et son adhésion à la cause de la révolution prolétarienne se justifiait en tant que négation du mercantilisme littéraire et artistique. Sa compromission avec le bolchevisme a fini de corrompre l’esprit originaire de sa révolte contre les institutions aliénantes dont les classes économique et politique, à l’Est comme à l’Ouest, disposent pour maintenir les masses dans un ilotisme dont la réflexion la plus géniale dans l’art surréaliste ne pouvait être que moquerie scandaleuse.
Parti pour enseigner le poids du destin dans le développement de l’histoire humaine, donc l’irresponsabilité de l’individu singulier soumis aux « forces productives » - concept étendu à l’action de classes sociales -, Marx s’est vu attribuer la fonction de surhomme capable de faire naître des révolutions et des terreurs, des empires et des inquisitions. Le fait d’avoir abjuré la philosophie au profit de la recherche scientifique en matière d’évolution sociale ne l’a pas prémuni contre les jugements excessifs de ces pseudo-philosophes qui, hier encore fanatiquement « marxistes », s’évertuent à charger de leurs propres déconvenues le penseur dont tout le combat visait à dénoncer et à troubler les jeux et fêtes de l’idéologie débridée. De toutes les modes intellectuelles apparues en France depuis le déchaînement imaginatif de Mai 1968, la plus récente, bêtement baptisée « nouvelle philosophie », est sans conteste la plus bêtifiante ; l’ignorance dont elle fait étalage en s’attaquant à Marx n’est égalée que par l’effronterie avec laquelle elle rejette le marxisme, hier encore compris et vénéré comme vérité du salut. Les rubriques « Dossiers d’actualité » et « Documents » proposent une série de textes dont quelques-uns ont été repris d’autres publications, mais dont la diffusion s’impose en raison d’une actualité dominée par l’opportunisme de l’inintelligentsia soi-disant communiste. Tel est le dossier composé d’articles et de lettres traitant de la dictature du prolétariat, débat suscité par l’inénarrable « abandon » de ce « concept » par les dirigeants du Parti communiste français persuadés soudain du « dépassement historique » d’un mot d’ordre que Marx aurait lancé dans des circonstances déterminées, aujourd’hui tenues pour définitivement disparues, grâce notamment aux « progrès » faits par le mouvement ouvrier dans la conquête de ses droits « démocratiques ». Il est indéniable que l’importance donnée par Marx à ce qu’il déclara un jour être son apport personnel à la théorie de la lutte des classes contraste étrangement avec l’exiguïté de l’espace théorique accordé par lui à un postulat politique devant caractériser toute une période historique : la phase de transition d’une forme de société à une autre, le temps de la rénovation humaine, la sortie du genre humain de sa vie préhistorique et son entrée dans un royaume de la liberté désormais soumis aux seules nécessités de la subsistance matérielle, largement assurée par les conquêtes des sciences et des techniques. Le concept de « dictature », forcément ambigu et lourd de réminiscences accumulées durant les terreurs d’une préhistoire inhumaine, avait été choisi par Marx de préférence à tout autre, moins chargé de menaces prémonitoires, pour signifier la volonté inflexible du prolétariat, donc de l’immense majorité de l’espèce, de ne plus se contenter de triomphes éphémères et de défaites glorieuses, mais d’affronter sans hésitation la dictature de la classe adverse, réduite à une oligarchie d’essence totalitaire. Oser parler d’« abandon » par un programme de parti, de la dictature du prolétariat témoigne autant de l’inépuisable manque de culture politique des meneurs politiques que de la docilité des masses dirigées, pourtant promues au rôle de bâtisseurs de la nouvelle Cité.
C’est pourtant à ces masses que Marx réservait la mission définitivement émancipatrice, lorsqu’il parlait d’« autopraxis historique du prolétariat » (voir les Études n° 18, 1976), en pensant aux initiatives de lutte et d’autodéfense économique qu’il voyait se développer dans les grandes concentrations industrielles. Le mouvement d’idées et d’expériences partielles qui a choisi pour mot d’ordre de combat le terme d’« autogestion » peut-il prendre place parmi les manifestations contemporaines de cette autopraxis ? L’essai ici proposé (par O. Corpet) pourrait relancer le débat sur le rapport, réel ou supposé, entre ces anciens modes d’auto-émancipation et les tentatives nouvelles.
Quelques documents « féministes » permettent de mesurer le potentiel d’énergie sociale atteint par le sexe que des millénaires de servitude, volontaire et involontaire, avaient pratiquement éliminé comme facteur déterminant dans le processus d’évolution des sociétés humaines, le réduisant à l’état de matrice privée de conscience et d’objet de jouissance façonnable à merci. Il nous importe désormais de faire de notre contribution à ces nouvelles promesses d’émancipation un signal d’avertissement contre la revendication, devenue idée fixe, d’une « égalité » qui ne peut qu’assurer la perpétuation de la morale de domination inventée et pratiquée sans discontinuer par les représentants des sociétés patriarcales et androcratiques. Au lieu de s’égarer dans des controverses idéologiques intestines (par pur esprit de compétition et d’imitation) le mouvement féministe devrait se donner pour tâche la critique radicale de l’androcratie universelle qui menace l’humanité d’extinction par le suicide techniquement organisé.
Pour autant que le mouvement ouvrier semble se refuser à répondre à la vocation émancipatrice que lui prêtent le rêve et la science socialistes du XIXe siècle, le mouvement féministe est appelé à se constituer dépositaire et défenseur des valeurs apparemment abandonnées par son rival en déperdition d’énergie créatrice.
M.R.