Note Smolny :
Avec le texte que nous reproduisons ci-dessous, Karl Liebknecht s’adresse au tribunal après avoir appris l’arrestation de Franz Mehring (1846-1919), journaliste et historien socialiste qui avait participé début 1915 à la publication de la revue Die Internationale, première action d’ampleur du groupe spartakiste. Se plaçant toujours en position d’accusateur, Liebknecht ironise pour flétrir les actions du régime.
Nous reprenons la traduction publiée dans Clarté en janvier 1921. Les notes sont celles que nous avons ajoutées, à l’exception d’une note du traducteur qui était déjà présente.
J. (Repris de Critique Sociale)
Au Tribunal gouvernemental allemand, Berlin
Berlin, 17 août 1916.
À propos de l’action menée contre moi :
Le militariste allemand livre ses batailles les plus glorieuses en Allemagne même, batailles dont aucun journal ne se fait le héraut.
Il livre ses batailles les plus glorieuses en Allemagne, contre des Allemands, contre les gens que la faim tenaille et qui sont assoiffés de liberté et de paix. Il remporte quotidiennement des victoires contre des gens sans défense, contre des femmes, des enfants, des vieillards ; des victoires que ne célèbre aucun carillon. Et il fait, au cours de ces opérations-là, des prisonniers, des milliers de prisonniers, que n’annonce aucun communiqué de G.Q.G. [1]
Le 10 juillet, sa brillante attaque a abattu Rosa Luxemburg [2]. Il vient maintenant de remporter un nouveau triomphe que chantera la postérité.
Par un assaut hardi il a réussi à maîtriser le septuagénaire Franz Mehring et à emmener prisonnier celui dont les coups faisaient trembler un Bismarck.
Enfin ! L’Allemagne officielle et officieuse respire !
Enfin ! Car il y a longtemps que Franz Mehring a mérité cela ! C’est bien fait pour lui !
Que n’encensait-il l’idole de l’impérialisme ? Pourquoi restait-il fidèle à ses autels, aux autels du Socialisme ? Pourquoi, malgré son grand âge, est-il entré en lice pour la cause sacrée de l’Internationale ?
C’est bien fait pour lui !
Car il est bien un éducateur du peuple allemand - mais il ne sort pas de l’écurie de Herr von Trott zu Solz [3]. Car il est bien un flambeau de la science allemande, un maître publiciste allemand, un gardien et un champion de civilisation allemande, mais il ne fait pas partie des gardes du corps des Hohenzollern [4]. Car il est un démolisseur de légendes dorées, mais non point un raccommodeur historiographe de cour. Car il rompt des lances pour la défense des opprimés, mais il n’est point à la solde des puissants. C’est un homme, mais non un laquais.
À une époque où les représentants accrédités de la science allemande se font panégyristes de la barbarie et font de la Muse une courtisane ; où, pour jouir à loisir de la liberté extérieure, il est indispensable de se soumettre à la servitude intérieure et de se prosterner humblement devant la dictature militaire ; à une époque où les Jean-qui-rie « social-démocrates » sont au comble de la félicité, escortent en trottinant le carrosse d’État allemand et ont la permission de ramasser les miettes de la table ministérielle, où les camarades social-démocrates Schluck et Jau [5] ont le privilège de se carrer, pour quelques trimestres de grâce, dans les coussins de l’admission à la cour ; à une époque où les apostats « social-démocrates » peuvent prendre, au grand soleil glorieux, de joyeux ébats ; à une telle époque, la place d’un Mehring n’était pas la liberté, mais la prison.
La prison, le seul endroit où l’on ait maintenant droit d’être homme d’honneur en Allemagne ; la prison devenue maintenant la suprême place d’honneur pour le septuagénaire Franz Mehring lui aussi.
Mais la besogne n’est pas encore achevée. Il reste encore des hommes et des femmes, en Allemagne, qui, par milliers et par milliers, s’écrient : « À bas la guerre ! À bas le gouvernement ! »
En avant vers de nouveaux exploits, Excellence von Kessel [6] ! De nouvelles victoires glorieuses vous attendent - à remporter sur des gens que la faim tenaille et qui ont soif de liberté et de paix ! Contre des femmes, des vieillards, des enfants ! Afin que l’Europe retentisse davantage encore de la gloire immortelle de l’Allemagne !
Soldat Karl Liebknecht, aux bataillons de travailleurs.
[1] Grand Quartier Général, instance militaire suprême qui menait les opérations de guerre.
[2] Après avoir passé une année en prison de février 1915 à février 1916, Rosa Luxemburg venait d’être arrêtée de nouveau le 10 juillet 1916. Elle ne fut libérée, par la Révolution, que début novembre 1918.
[3] August von Trott zu Solz, ministre de l’Enseignement dans le gouvernement de l’empereur Guillaume II.
[4] Famille qui régnait sur l’Allemagne, dont faisait partie Guillaume II.
[5] Intraduisible : noms plébéiens, désignant la basse roture (N. d. T.).
[6] Le général Gustav von Kessel, à l’époque gouverneur de Berlin.