Revue des Livres
C. MALAPARTE : Technique du Coup d’État, Paris, Bernard Grasset, 1 vol. in-16, 295 p.
On a beau se résigner à ne plus s’étonner de rien et prendre la résolution de ne plus s’indigner, il est néanmoins difficile de réprimer des nausées devant un livre de cette sorte.
En ouvrant cela machinalement, avant même de couper les pages, nous tombons au hasard sur les lignes suivantes où il s’agit de Trotsky :
« Un misérable Juif », dit Staline en parlant de lui. « Un malheureux chrétien », dit Trotsky de Staline. »
Et le tout, pourvu de guillemets.
Ni Staline, ni Trotsky, n’ont évidemment besoin d’être défendus contre de telles imputations, même aggravées des guillemets de l’impudent Malaparte. Et il serait vain de demander à l’auteur d’indiquer ses sources. La citation suffit à caractériser tout l’ouvrage.
Il est des auteurs qui trouvent leur documentation dans des bibliothèques, d’autres dans des archives. De toute évidence, celui-ci a puisé la sienne dans une poubelle.
Mais à titre de contre-épreuve, et par un devoir professionnel dont il sera superflu de souligner ici un des côtés les plus pénibles, essayons d’aborder le volume par le commencement. .
À la troisième page, une « citation » de Lénine : « Là où il y a liberté, il n’y a point d’État ». Bien entendu, Lénine n’a jamais écrit un mot de cette insanité, forgée de toutes pièces. C’est décidément un système : le sieur Malaparte se permet d’improviser n’importe quoi pour l’attribuer à n’importe qui, à grands renforts de guillemets. Heureusement pour lui, le faux et l’usage de faux ne sont pas réprimés en l’espèce par le Code pénal.
Quand le faussaire en question s’abstient de « citer » et de guillemetter, le niveau de sa prose n’en devient pas supérieur. On ne sait vraiment ce qui l’emporte de son ignorance, de sa sottise et de sa malhonnêteté.
Il est sans doute le seul à ne pas savoir que Bela Kun était en prison quand Karolyi lui livra le pouvoir et il écrit d’autorité : « La tactique de Bela Kun n’a rien de commun avec la tactique bolchévique... » Somme toute, cette tactique aurait consisté à se faire emprisonner pour mieux accéder à la présidence du Conseil des Commissaires du Peuple ? Et l’intervention de Franchet d’Espérey serait un des éléments essentiels de la « tactique » de Bela Kun ?
Une allusion « aux règles établies par Karl Marx d’après la Commune de Paris » (sic) indique clairement que le faussaire n’a jamais lu une ligne de Marx, confond la Révolution de 1848 avec la Commune de 1871 et ne soupçonne même pas dans l’œuvre de Marx l’existence d’une critique magistrale de la « tactique » des Communards.
De même, l’auteur de cet écœurant délayage où la soi-disant « tactique » insurrectionnelle de Trotsky tient une place essentielle ignore le principal article de Trotsky sur le thème : « Peut-on accomplir l’insurrection à date fixe ? » Il ignore aussi les Leçons d’Octobre. Il ne connait pas davantage les écrits de Lénine sur la théorie de Marx et Engels résumée dans la formule : l’insurrection est un art.
Dans un style équivoque et charlatanesque, il essaie de se faire passer d’abord pour « le témoin », ensuite pour « l’acteur » d’événements « au cours d’une saison révolutionnaire... commencée dès février 1917 en Russie », sans toutefois se risquer à des précisions... dangereuses pour lui. La suite montre qu’il n’a été ni acteur, ni témoin, ni rien du tout.
Autant qu’on puisse saisir quelque chose à son galimatias macaronique, le faussaire attribue à Trotsky une thèse résumée en ces termes : « ... La tactique insurrectionnelle ne dépend pas des conditions générales dans lesquelles se trouve le pays ni de l’existence d’une situation révolutionnaire favorable à l’insurrection ». C’est, somme toute, exactement le contraire de la conception de Trotsky comme de tous les marxistes révolutionnaires. Le faussaire « cite » ensuite à tour de bras Lénine et Trotsky selon le système déjà défini et va jusqu’à faire dire au second : « Sur le terrain de la stratégie, Marx lui-même se ferait battre par Korniloff ». Après quoi, il a le toupet d’écrire : « Les paroles que je mets dans la bouche de Lénine ne sont pas inventées... » En fait, il mélange à ses propres ordures quelques phrases copiées dans Lénine et devenues méconnaissables dans le contexte.
Nous n’entreprendrons pas de relever la série de falsifications et de mensonges dont est composé le volume. Bornons-nous à constater que le Malaparte finit par mentir à propos de tout et à propos de rien, même sans motif ni raison, par tournure d’esprit naturelle. Un seul exemple : racontant à sa façon le coup d’État d’Octobre, il écrit : « Toute la population est dans les rues, avide de nouvelles ». Or, selon Trotsky dont on récusera difficilement le témoignage, d’ailleurs conforme à la vérité historique : « Les habitants dormaient paisiblement et ne savaient pas qu’un pouvoir succédait à un autre ».
Inutile de se faire violence pour supporter la suite. Il ne s’agit ici ni d’opinions, ni d’interprétations, ni de discussions. S’il existait un tribunal correctionnel pour juger l’escroquerie historico-littéraire, ce livre en serait justiciable. Notons qu’il a paru dans une « Collection dirigée par Jean Guéhenno », lequel M. Guéhenno se donne comme « un ami de l’U.R.S.S. ». Que publierait-il donc s’il en était un ennemi ?
B. S.