Paris le 10 décembre 1945,
Mon cher Jean,
Je rentre d’un voyage de 3 mois et trouve 2 colis de nourriture et un colis contenant tes deux livres parus. Je prends également connaissance de ta dernière lettre. Permets-moi d’abord de te remercier pour les colis, qui sont hautement appréciés. C’est qu’ici le ravitaillement va toujours aussi mal. Les hommes en France sont revenus des illusions qu’avec le départ et la cessation du pillage du « Boche » la vie reprendrait comme avant la guerre. Il y a quelques temps encore on entretenait des illusions sur la fin de la guerre, et puis cela a été la « réorganisation », « en finir avec les administrations de Vichy » et puis c’était la campagne anti-américaine : « qui mangeaient notre beurre de Normandie ». Tout cela était en grande partie exact, mais ce n’était qu’une parcelle de la vérité. Cette dernière consiste à voir que la France sort de la guerre ruinée ; son économie est dans un état catastrophique et avant de revenir à l’état d’avant-guerre - si jamais elle peut y parvenir avant la révolution ou la 3e guerre - il se passera de longues années.
Tes deux colis sont donc tombés à point et bien des choses (miel, cacao, chocolat) nous ont rappelé un goût que nous étions prêts de perdre. Le deuxième colis a été ouvert en cours de route, et le chocolat, l’huile et le savon ont été dérobés. Réclamer ne sert évidemment à rien. Et le pillage des colis n’a rien d’étonnant dans une période de disette aussi prononcée.
Mais si la réception de ces deux colis m’a fait tant de plaisir, je ne voudrais pas, vieux frère, que tu t’obliges à poursuivre ces envois. Ils doivent te coûter cher, et tu envoies également à d’autres. Et je ne crois pas que tu sois si riche pour te permettre de faire sans cesse des colis à tout le monde. (...) Je t’ai dit que je viens de rentrer à Paris après 3 mois d’absence. La mort dans l’âme, je me suis décidé à accepter l’offre qui s’est présentée, d’aller travailler loin de Paris. C’est une maison de transport qui assure le transit de marchandises d’Espagne en Suisse et je suis son représentant à Cerbère à la frontière espagnole, petite ville où on s’ennuie à mourir, et pleine de gendarmes. Zone interdite et très surveillée. J’ai l’impression d’être coupé du monde. Je ne peux recevoir tout ce que je désire, et peux difficilement correspondre comme je l’entends. C’est la raison pour laquelle tout en sachant qu’il y a des lettres de toi, je ne pouvais connaître leur contenu qu’à mon arrivée à Paris. J’espérais revenir bien plus tôt et pouvoir ainsi te répondre, mais chaque semaine entraînait une nouvelle semaine, et ainsi jusqu’à présent. Ajoute à cela que Clara malade était depuis un mois à la campagne, et tu auras la raison, la seule raison de mon silence à tes lettres.
Mais à présent, j’espère que cela va changer. Je serais peut-être obligé de repartir dans le midi de la France, mais non à la frontière. Je serais donc en rapport constant avec Paris et les camarades. Ces derniers, navrés de mon départ, tout comme moi, sont obligés de s’incliner devant la nécessité matérielle et pas seulement personnelle.
Le fait de m’isoler, de m’exiler au loin, alors que je sais ma présence nécessaire à Paris, alors que j’ai tant de projets et de travail à faire ici, m’exaspère, et me rend littéralement malade. Éternelle question matérielle qui vous coupe les bras et qui brise tout élan, tout effort constructif. (...)
Je voudrais te répondre plus longuement à ta deuxième lettre où tu formules des premières critiques sur notre conception de la dictature du prolétariat que tu opposes à la dictature du ou d’un parti. J’ai publié une étude sur notre conception du Parti et de l’État après la révolution, dans le Bulletin International de la G.C. en juin 1944. Malheureusement ces bulletins sont épuisés. Nous comptons reproduire cette étude formulée en quelques thèses. Nous avons tenus plusieurs réunions contradictoires sur ce point, encore tout récemment, et comptons revenir sur ce sujet dans nos prochaines publications. En quelques mots.
Je ne crois pas valable de nous opposer l’expérience stalinienne. L’erreur, ou plutôt la dégénérescence de l’État russe n’est pas due à la dictature d’un parti unique, comme le prétendent les hommes du Bureau de Londres, elle ne consiste pas dans le manque de « démocratie », mais réside essentiellement dans la dégénérescence du Parti même, dans l’altération de son programme et de sa nature de classe, entraînant la dégénérescence et l’altération de la nature de classe de l’État en Russie. Ce n’est donc pas dans le manque de « démocratie » dans le régime soviétique qu’il faut chercher l’origine de son involution vers la contre-révolution, mais c’est dans les positions erronées du parti bolchevik, positions programmatiques et politiques, qu’on doit trouver la source de l’étranglement de la vie de la classe, et de la liberté d’expression des tendances de la classe. La démocratie dans ce sens-là, est toujours la forme corollaire d’une politique de classe du Parti ; l’absence de cette démocratie est une des manifestations de la tendance du Parti révolutionnaire à abandonner son programme de classe. Il n’y a donc pas d’opposition entre dictature du prolétariat et dictature du parti qui sont identiques et dont l’un exprime l’autre, tant que ce parti reste le parti de la classe. Cette opposition ne surgit que quand le parti quitte le terrain de classe du prolétariat pour devenir une agence des classes exploiteuses. L’opposition est toujours une opposition de classe et non entre le parti et la classe qu’il exprime. Cette opposition qui n’existe pas dans le régime capitaliste où la dictature d’un parti unipolitique exprime toujours celle de la classe capitaliste, n’existe pas davantage après la révolution où la dictature du Parti exprime la domination du prolétariat. En reprenant la formule de la dictature du Prolétariat en opposition à la dictature du parti, sans dire quel contenu de classe exprime cette dernière, on retombe dans l’abstraction, dans le vague, dans la lutte entre la « dictature en général » au nom de la « démocratie » en général. L’expérience historique a démontré que ces termes généraux et vagues ne servent que de camouflage à toutes sortes d’idéologies bourgeoises ou petites-bourgeoises, ne pouvant combattre ouvertement sous leur vrai visage.
Il est à peine nécessaire de dire que nous ne partageons pas un seul instant les procédés ignobles d’un régime stalinien. Plus que çà, nous estimons indispensable de tirer les leçons de l’expérience de la révolution russe qui, même au temps de Lénine, n’a pas compris que toute violence exercée dans la classe et contre des couches momentanément arriérées du prolétariat, fausse le rapport entre le Parti et la classe. Si nous identifions dictature du prolétariat et dictature du parti, nous rejetons catégoriquement toute violence, et toute restriction de liberté d’expression et de pensée au sein de la classe même.
Notre conception du parti n’est pas monolithique, et nous avons toujours admis la pleine liberté et le droit de Fraction à l’intérieur du parti. De même nous exigeons l’indépendance et la liberté d’action pour tout organisme du prolétariat comme les syndicats et soviets, et cela même contre l’État improprement nommé État « ouvrier ».
Comme tu vois, notre conception est aussi éloignée de je ne sais quel néo-stalinisme que de l’anarchisme, reconnaissant la nécessité de la période transitoire et l’inévitabilité de la dictature assurée par le parti au nom et dans l’intérêt de la classe. Le problème n’est pas pour ou contre la dictature du parti, mais de l’existence d’un vrai parti de la classe, condition de la révolution et de son développement.
En ce qui concerne Pivert, Gorkin, etc. Ils peuvent, personnellement, très bien être de braves types. Je ne mets pas en doute leur sincérité et leurs bonnes intentions. Il est possible que le bruit qui circulait en France d’une lettre ouverte de Pivert à De Gaulle soit faux, tout cela ne change en rien le rôle politique de ces hommes et la place qu’occupent leurs courants dans la lutte sociale. Trotski, que je n’ai jamais cessé d’admirer pour sa génialité et son dévouement révolutionnaire, s’est aussi malheureusement fourvoyé pour finir, à la fin de sa vie, comme objectivement auxiliaire de la bourgeoisie. Il est mort en défenseur de l’URSS, même au cours de cette infâme guerre impérialiste. Gorkin et le POUM ont participé au gouvernement capitaliste en Espagne. Pivert soutenait, tout en demandant une politique plus « hardie », le gouvernement Blum. Ses amis sont à nouveau dans la S.F.I.O. Leurs positions politiques font d’eux des auxiliaires de « gauche » combien précieux à la bourgeoisie. On peut discuter avec eux, mais comme avec des adversaires de classe.
Tu nous reproches encore de prendre un ton prétentieux proclamant que toute la vérité est de notre côté. Il ne s’agit pas de prétention, mais la guerre impérialiste divise les hommes d’une façon catégorique. La guerre, comme la révolution, laisse peu de place à la neutralité ou à l’indécision. Ce sont des épreuves historiques, l’opposition capitalisme / prolétariat atteint un degré aigu. Les hésitations et les demi-positions sont inadmissibles. Toute position équivoque est une participation consciente ou non à la boucherie impérialiste engageant la responsabilité pour des millions de cadavres. Entre les positions qui s’affrontent il y a des océans de sang. Rien d’étonnant à ce que la polémique et la lutte prennent cette forme cassante et impitoyable.
Je vais m’arrêter là pour cette fois-ci. Je t’écrirai dans quelques jours une nouvelle lettre. J’ai reçu une lettre de Macdonald de « Politics » me disant que tu lui avais parlé de moi, et qu’ils ont fait appel à leurs lecteurs pour la solidarité envers des « antifascistes » de l’Europe. J’ai aussi reçu une lettre d’un écrivain de N.Y. m’annonçant un colis. « Politics » m’écrit aussi qu’ils publieraient une étude de moi si je voulais bien la leur envoyer. Je vais le faire incessamment.
Te voilà donc au Texas. Est-ce définitivement que tu as quitté le Mexique ? Parles-moi des évènements d’Amérique, des mouvements de grèves aux États-Unis, de la situation économique et politique de là-bas. Veux-tu faire une étude sur ce thème pour notre « Internationalisme » ?
J’espère que Gally se remet peu à peu. Salue-la pour moi.
Reçois-tu régulièrement notre matériel ? Fais tes critiques.
Dans ma prochaine lettre, je te donnerai des nouvelles des amis d’ici, ainsi qu’un aperçu sur les raisons de la scission chez nous. A te lire vite.
Fraternellement à toi. Marc.
Ecris toujours au nom de Clara.