Wingdale, New York, Décembre 7, 1946
Mon cher Marc,
Correspondre avec toi est une de ces tâches difficiles qu’il n’est pas donné à un homme seul d’accomplir : comme pour faire un enfant, il faut, dans l’échange de lettres, être au moins deux, quoique non pas nécessairement de sexe opposé. S’il faut que j’écrivaille - et que tes réponses ne viennent jamais, je m’avoue vaincu d’avance... Il semblerait pourtant que nous avons bien des choses à nous dire mutuellement ; et quand même celles que j’aurais à partager avec toi ne t’intéresseraient pas outre mesure, celles que je pourrais éventuellement apprendre de toi et par toi devraient te rendre plus charitable quant à une certaine régularité épistolaire. Ceci dit et ma poche à bile vidée : comment vas-tu, vieux frère ? Il y a belle lurette que nous ne nous sommes vus, quatre ans passés en septembre dernier... J’avais vaguement espéré pouvoir rentrer cette année-ci en France, mais les choses se sont mal goupillées, et, du reste, considéré toujours et encore comme métèque, il me faut des visas et tout le tremblement pour regagner la doulce France.
Je pense cependant que, bon gré mal gré, je réussirai à forcer la porte l’année prochaine. J’en suis aux derniers chapitres de mon roman, un bouquin en deux volumes plutôt enflés - 800 pages bien tassées. Toute notre expérience de Marseille, un peu de l’expérience de l’Europe aux environs de 1942 s’y trouve symbolisée. J’espère avoir fait un travail disons valable... [1] Nous avons dû quitter New York, faute d’appartement. La crise du logement est terrible. Nous habitons à quelque 130 kms de N.Y. dans une petite maison qui appartient à James T. Farrell, écrivain américain anti-stalinien bien connu. Galy peint. Elle a fait du bon boulot ces dernières années. Notre santé, en général, va bien.
Je ne reçois plus tes bulletins. Couthier m’écrivait dans le temps, mais depuis des mois pas de nouvelles. Je reçois parfois des journaux (Battaglia et Prometeo) d’Italie. Je leur ai écrit de t’en faire le service à l’adresse de Clara (à son nom). Je voudrais savoir ce que tu deviens, toi, Clara, Suzanne, Mousso, ta fille, ta ci-devant femme... Je voudrais que tu me dises où tu en es politiquement, moralement, matériellement. T’ai-je dit que mon cousin S. (tu te souviens de lui, il était à Lyon de notre temps, ta fille l’appelait Cololeq), t’ai-je dit qu’il se trouve en Palestine ? Il m’a retrouvé par la Croix Rouge. Il y est tout à fait par hasard. Il travaillait en Turquie pour une maison suisse quand la guerre est venue. Mobilisé dans l’armée polonaise, détaché comme spécialiste (il est ingénieur) auprès de l’armée américaine en Egypte, Erythrée, etc., il a été renvoyé en Palestine après la « victoire », et il y moisit... victorieusement. Je lui ai trouvé du travail dans les pétroles du Vénézuela, mais il a du mal à quitter la terre promise. Il se pourrait cependant qu’il finisse par y aller, en passant par ici. La revue « Politics » est devenue vaguement pacifiste, genre lait mouillé d’eau. Les grèves incessantes aux E.U. sont en train de créer une double situation : d’une part la bourgeoisie locale s’apprête à serrer la vis aux syndicats ; d’autre part, toute politique réactionnaire précipite la radicalisation de la classe ouvrière américaine, laquelle s’achemine de plus en plus vers la formation d’un « troisième parti » (puisqu’il n’y a, traditionnellement, que deux partis aux E.U. : le républicain et le démocrate), d’un parti ouvrier réformiste de masse. Je pense que ce stade arrive un peu tard dans l’histoire du mouvement ouvrier américain, un des plus sanglants, sinon le plus sanglant, dans le monde. Mais ce stade semble inévitable actuellement et, somme toute, précipitera la formation d’une conscience de classe dans le prolétariat d’ici. La IVe est une cour de miracles ; une espèce de filiale « gauche-gauche » du P.C. : l’on n’attaque jamais, mais jamais, la politique stalinienne en Europe occupée. Dans leur dernier congrès, tenu à Chicago le 15 novembre, ils ont définitivement exclu une nouvelle minorité, dont la position anti-défense de l’URSS devenait incompatible avec la politique de la majorité pro-défense. (La veuve de L.D. (Trotsky), décidément anti-défense, finirait peut-être elle aussi par se voir exclue de la IVe !...). La minorité a rejoint le Workers Party de Schachtman, au sein duquel la démocratie est plus effective, et dont les positions politiques sont moins opportunistes. Une fraction à l’intérieur du W.P. est sur la position : URSS État capitaliste. Le chef de cette fraction est un noir, nommé James, tout à fait remarquable. A propos de « Politics », Macdonald m’a dit en passant qu’il a reçu un mot de toi à propos de Demazières. Tu as sans doute vu la réponse que j’ai adressée à celui-ci à propos de Blasco. Je dois te dire que sa « mise au point » a été assez mal accueillie par les gens d’ici.
(...) Décris-moi la situation en France. Nous sommes terriblement sevrés de nouvelles intelligentes. Quelles sont les perspectives, selon toi, actuellement ? N’oublie pas de m’envoyer toute la presse que tu peux. Et dis-moi en quoi je puis t’être utile. Est-ce que tu reçois des paquets par « Politics » ? As-tu reçu ceux que je t’avais envoyés ? Que devient Clara ? Et Suzanne ? As-tu des nouvelles de Tulio ? Est-ce que quelque chose a transpiré quant au destin de Mitchell ? Juste aujourd’hui, en rangeant la maison, Galy est tombée sur un croquis qu’elle avait fait de Michel quand il est venu nous voir à Banon, dans les Basses Alpes. Ca nous a serré le coeur, car nous l’aimions beaucoup.
Notre adresse est : J.M.... c/o J. T. Farrell, Wingdale, New York, U.S.A. Tâche de répondre par courrier tournant, çà évite des remords tardifs et irréparables.
Je suis ton vieux.
[1] Il s’agit du roman Planète sans visa, voir la bibliographie des œuvres de Jean Malaquais.