Caracas le 25 juin 1952
Mes très chers Gally et Jean,
Me voilà depuis deux jours ici. Le voyage s’est passé très bien. Bonne mer. Conditions confortables. J’étais seul passager à bord, bien nourri. Tout allait bien, sauf que je m’ennuyais un peu. Nous avons fait escale à Trinidad et dans deux ports vénézueliens. J’ai beaucoup pensé à vous, mais si je ne vous ai pas écrit, cela est dû à deux raisons !
Premièrement, jusqu’à la dernière minute nous ne savions pas quand nous débarquerions et j’attendais chaque jour pour vous l’annoncer. Ainsi sommes-nous restés en rade 2-3 jours dans les ports avant d’entrer à quai. La deuxième raison, ce que je vivais. Je me sentais dans l’irréel, hors du monde. Je me trouvais détaché d’un monde connu et, appréhendant l’avenir... S. était là au débarquement. Heureusement car j’aurais eu beaucoup de mal à m’en tirer tout seul de toutes ces démarches de douane, etc. S. m’a reçu très chaleureusement, et a tenu tout de suite à vider son coeur. Il m’a fait part du malentendu qu’il y avait entre nous concernant mon arrivée ici. Il n’a pas digéré les reproches que vous lui avez fait. S. est extrêmement gentil, comme sa femme d’ailleurs. Dans ses hésitations, il a surtout exprimé, je crois, l’appréhension d’une charge, la crainte de ne pouvoir faire face à ce qu’il croit être des responsabilités. Je ne saurais pas le juger. D’autant moins que je le comprends, car je partage, hélas, ce caractère : la crainte, l’appréhension, le manque d’assurance. Ce n’est pas un manque de générosité, au contraire, c’est un excès, et la crainte de ne pas pouvoir le réaliser. Son comportement, depuis mon arrivée en est la meilleure preuve. Sa situation matérielle, du peu que je puisse juger, n’est pas très brillante. Il y a un petit arrêt dans ses commandes. Et il est certainement meilleur technicien que commerçant. Mon arrivée doit lui causer beaucoup de soucis. Et pour commencer, j’ai débarqué avec un petit mal de dent. Hier il a fallu aller chez le dentiste arracher la dent. Il se trouvait qu’il y avait un bon abcès dessous. Depuis, deux piqûres de pénicilline avec toujours 38°5 de fièvre. Quel tracas pour ces pauvres S. et Edda. Malgré leur comportement plus que gentil, je suis terriblement embêté et gêné. Ah merde alors. Pour cette dent de malheur. J’aurais voulu me mettre immédiatement au travail et ne pas être à charge. Je suis malade de tout ce que vous faites pour moi. Tout çà finit par me démoraliser. Clara me dit (dans sa lettre reçue aujourd’hui) avoir reçu 150 dollars de vous.
Connaissant vos propres difficultés, j’en aurais pleuré de dépit. J’ai l’impression de devenir un poids pour les miens. Et je me dis que tout ce départ était une folie. Ah je préfère n’en plus parler.
J’ai laissé les camarades et plus particulièrement Cousin et Evrard très désemparés. Cela aussi me torture. Avais-je le droit de fuir en les laissant derrière moi ? Et puis, j’avais le sentiment de ne pas gaspiller ma vie. Je savais aider et soutenir la formation des consciences révolutionnaires. Ma vie avait un sens, une raison d’être. Je participais au maintien et à la transmission de la flamme révolutionnaire. C’est la seule chose qui fait, en cette période de barbarie, de l’être humain un homme.