Présentation :
Jean Jaurès était assassiné le 31 juillet par une crapule nationaliste, la Première Guerre mondiale pouvait commencer. La gauche, presque toute entière, rallie les rangs de la défense nationale. Il n’était plus question de grève générale internationale simultanément organisée comme le préconisait encore le congrès extraordinaire du Parti socialiste le 16 juillet. Ce retournement est « expliqué » par Léon Jouhaux (1879-1954) lors du discours improvisé qu’il prononce aux obsèques de Jaurès le 4 août 1914. Secrétaire confédéral de la CGT depuis le juillet 1909, il incarne la fin de la période du syndicalisme d’action directe en orientant la Confédération sur une voie réformiste. Le 13 janvier 1915, le socialiste Albert Thomas déclarait : « Il n’y a plus de droits d’ouvriers, plus de lois sociales, il n’y a plus que la guerre ».
Mais comment les militants de l’époque en arrivèrent-ils là ? Comment, en vingt-ans d’impérialisme triomphant, l’opportunisme a-t-il pu triompher d’organismes révolutionnaires ?
Ce discours de Jouhaux est aussi symbolique du reniement des principes que celui fait au même moment en Allemagne lors du vote des crédits de guerre !
1914, date sinistre pour le mouvement ouvrier : l’Internationale qu’il avait patiemment contruit pour empêcher la guerre et préparer un avenir fraternel n’était plus qu’une coquille vide. Cependant, toute chose étant grosse de son contraire, la résistance va s’organiser ... pour déboucher sur Zimmerwald.
J.O.
Discours :
Devant ce cercueil où gît froid, insensible désormais, le plus grand des nôtres, nous avons le devoir de dire, de clamer avec force, qu’entre lui et nous, classe ouvrière, il n’y eut jamais de barrière. On a pu croire que nous avions été les adversaires de Jaurès. Ah ! Comme on s’est trompé ! Oui, c’est vrai, entre nous et lui, il y eut quelques divergences de tactique. Mais ces divergences n’étaient, pour ainsi dire, qu’à fleur d’âme. Son action et la nôtre se complétaient. Son action intellectuelle engendrait notre action virile. Elle la traduisait lumineusement dans les grands débats oratoires que soulevaient, dans les pays, les problèmes sociaux. C’est avec lui que nous avons toujours communié.
Jaurès était notre pensée, notre doctrine vivante ; c’est dans son image, c’est dans son souvenir que nous puiserons nos forces dans l’avenir.
Passionné pour la lutte qui élève l’humanité et la rend meilleure, il n’a jamais douté. Il a rendu à la classe ouvrière cet hommage immense de croire à sa mission rénovatrice. Partisan du travail, il était pour l’activité, estimant que même dans ses outrances l’activité recèle toujours des principes bons.
Penché sur la classe ouvrière, il écoutait monter vers lui ses pulsations, il les analysait, les traduisait intelligiblement pour tous. Il vivait la lutte de la classe ouvrière, il en partageait les espoirs. Jamais de mots durs à l’égard des prolétaires. Il enveloppait ses conseils, ses avertissements du meilleur de lui-même.
Sa critique, aux moments de difficile compréhension, à ces moments où l’action déterminée par les nécessités de la vie rompt brusquement avec les traditions morales et où il faut pour saisir avoir vécu ces nécessités, se faisait tendre, s’entourait de toutes les garanties de tact et de sincérité, pour ne pas froisser ceux qu’il savait ardemment épris de leur indépendance.
C’était le grand savant humain qui se penchait plus encore anxieux, hésitant à formuler son jugement, ayant peur, par un mot qui choque, d’arrêter ne fut-ce qu’une minute ce gigantesque travail d’enfantement social.
Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix. Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé. Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime. [1]
Cette guerre, nous ne l’avons pas voulue, ceux qui l’ont déchaînée, despotes aux visées sanguinaires, aux rêves d’hégémonie criminelle, devront en payer le châtiment.
Source :
— « A Jean Jaurès », Discours prononcé aux obsèques par Léon Jouhaux, Paris, La Publication sociale, 1915, pages 6-7 ;
Bibliographie indicative :
— CASTAGNEZ-RUGGIU Noëlline, Histoire des idées socialistes, Paris, La Découverte n° 223, coll. Repère, 1997 ;
— CCI, 1885-1905 : la perspective révolutionnaire obscurcie par les illusions parlementaires, in Revue Internationale n° 88 du 1er trimestre 1997 ;
— CCI, 1905 : la grève de masse ouvre la voie à la révolution prolétarienne, in Revue Internationale n° 90 du 3eme trimestre 1997 ;
— HIROU Jean-Pierre, Parti socialiste ou CGT ? (1905-1914) De la concurrence révolutionnaire à l’Union sacrée, Acratie, 1995 ;
— GUERIN Daniel, Ni Dieu ni Maître (tome II, notamment les pages 69-100), Paris, La Découverte 1999 ;
— PHIL et CALLENS, Les aventures épatantes et véridiques de Benoit Broutchoux, Le dernier terrain vague, 1980 ;
— ROSMER Alfred, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, Éditions d’Avron, 1993 ;
[1] Rosmer, à la page 118 de son livre sur le mouvement ouvrier, donne un fragment légèrement différent de la fin du discours paru dans la Bataille syndicaliste du mercredi 5 août. Jouhaux après avoir expliqué pourquoi la classe ouvrière aimait Jaurès se serait écrié : « Aujourd’hui, c’est encore dans nos souvenirs que nous puiserons les forces indispensables. Au nom de ceux qui partent - et dont je suis - je déclare que ce n’est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c’est la haine de l’impérialisme allemand. » Y aurait-il d’ailleurs d’autres versions de ce même discours ?